AU NELL’S
Minuit. Je suis au Nell’s, assis dans un box avec Craig McDermott et Alex Taylor — lequel vient de s’évanouir — et trois mannequins de chez Elite : Libby, Daisy et Caron. L’été approche, nous sommes à la mi-mai, mais il fait frais dans la boîte, grâce à l’air conditionné, et l’orchestre joue un jazz d’ambiance qui emplit doucement la salle à moitié vide, flottant dans l’air que brassent des ventilateurs au plafond, tandis qu’au-dehors, la foule attend sous la pluie, compacte, houleuse. Libby est blonde, et porte des escarpins du soir Yves Saint Laurent à talons hauts, outrageusement pointus, en gros-grain noir, avec des nœuds de satin rouge. Daisy, encore plus blonde, porte des ballerines de satin noir à bout effilé, accompagnées de bas noirs ultra-fins mouchetés argent de Betsey Johnson. Caron, blonde platinée, porte des bottes à talons hauts, bouts vernis et revers en tweed, Karl Lagerfeld pour Chanel. Toutes trois portent une petite robe de tricot noir, Giorgio di Sant’Angelo, boivent du Champagne à la crème d’airelle, du schnaps à la crème de pêche, et fument des cigarettes allemandes — mais je ne fais aucune remarque, bien qu’à mon avis, Nell aurait tout intérêt à ouvrir une salle non-fumeurs. Deux d’entre elles portent des lunettes de soleil Giorgio Armani. Libby est sous le coup d’un décalage horaire. Des trois, Daisy est la seule que j’aie envie de baiser, et encore vaguement. Dans la journée, après avoir vu mon avocat pour une histoire de viol bidon, je suis passé chez Dean & Deluca, où j’ai été pris d’une crise d’angoisse, dont je me suis débarrassé en filant à Xclusive. Après quoi j’ai retrouvé les mannequins au Trump Plaza, pour prendre un verre. Nous avons continué avec un film français auquel je n’ai absolument rien compris, mais que j’ai néanmoins trouvé assez élégant, puis avons dîné dans un bar à sushis appelé le Vivids, non loin du Lincoln Center, avant de nous rendre à une soirée dans le loft de l’ex-petit ami de l’une des filles, où nous avons bu de la mauvaise sangria, avec trop de fruits. La nuit dernière, j’ai rêvé que je baisais des filles en carton, dans une lumière de film porno. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était ‘‘Les Exercices d’Aérobic’’.
Je porte un costume de laine à deux boutons Luciano Soprani, avec pantalon à pinces, une chemise de coton Brooks Brothers et une cravate de soie Armani. McDermott a mis son costume de laine Lubiam, avec une pochette de lin Ashear Bros., une chemise de coton Ralph Lauren et une cravate de soie Christian Dior. Il s’apprête à jouer à pile ou face pour savoir lequel de nous deux va descendre au sous-sol pour chercher de la Poudre Miraculeuse de Bolivie, puisque aucun de nous ne veut rester là, seul avec les filles, car, si nous ne refuserions sans doute pas de les baiser, il est acquis que nous ne voulons pas, ne pouvons pas parler avec elles, pas même du bout des lèvres — elles n’ont rien à dire et, bon, je sais que cela ne devrait pas nous surprendre, mais ça n’en demeure pas moins assez déconcertant. Taylor se tient assis, mais il garde les yeux fermés, la bouche légèrement ouverte ; McDermott et moi pensions jusqu’alors qu’il protestait ainsi contre l’incapacité des filles à soutenir toute conversation, en faisant semblant de dormir, mais il nous apparaît soudain qu’il est peut-être effectivement bourré (il est quasiment incohérent, depuis les trois sakés qu’il a descendus, au Vivids). Cela dit, aucune des filles ne remarque rien, à part peut-être Libby, qui est assise à côté de lui, mais cela demeure douteux, très douteux.
— Face, face, face, fais-je à mi-voix.
McDermott lance la pièce de vingt-cinq cents.
— Pile, pile, pile, chantonne-t-il, et il plaque sa main sur la pièce, à peine a-t-elle touché la nappe.
— Face, face, face, dis-je d’une voix sifflante, priant le ciel.
Il lève la main. « Pile », dit-il en me regardant.
Je contemple la pièce pendant un très long moment. « Recommence », dis-je.
— Salut ! fait-il, regardant les filles avant de se lever, puis il me jette un coup d’œil significatif, roulant des yeux, avec un petit signe de tête. « Écoute, dit-il, je veux un autre cocktail. Absolut. Un double. Sans olive. »
— Magne-toi ! fais-je de loin, tandis qu’il m’adresse un petit salut guilleret, en haut de l’escalier. « Pauvre idiot. »
Je me retourne vers le box. Derrière nous, une tablée de créatures suspectes, de la saloperie européenne, qui ressemblent fort à des travestis brésiliens, se met à pousser des cris à l’unisson. Voyons... Samedi soir, j’ai un match des Mets avec Jeff Harding et Leonard Davis. Dimanche, je loue des films de Rambo. Lundi, on me livre le nouveau Lifecycle... Je contemple les trois mannequins pendant un temps effroyable, plusieurs minutes, avant d’ouvrir la bouche, notant que quelqu’un a commandé une assiette de papaye en tranches, et quelqu’un d’autre une assiette d’asperges, et que personne n’y touche. Daisy m’observe avec circonspection, puis, arrondissant les lèvres dans ma direction, souffle sa fumée vers ma tête, et la fumée s’étale et flotte dans mes cheveux, manquant mes yeux qui de toute façon sont protégés par des lunettes Oliver Peoples à verres neutres et monture de séquoia, que je n’ai quasiment pas quittées de toute la soirée. Une autre, Libby, la fille avec le décalage horaire, est en train d’essayer de comprendre comment déplier sa serviette. Mon degré de frustration est remarquablement faible, mais les choses pourraient être pires. Après tout, ce pourraient être des Anglaises, et nous pourrions être en train de boire... du thé.
— Bien ! fais-je, claquant des mains, tentant de paraître en forme. Il a fait chaud, aujourd’hui, non ?
— Où est passé Greg ? demande Libby, remarquant l’absence de McDermott.
— Eh bien, Gorbatchev est en bas, dis-je. McDermott, Greg, doit signer un traité de paix avec lui, entre les Etats-Unis et la Russie. » Je m’interromps pour observer sa réaction. « C’est McDermott qui est derrière la glasnost, vous savez. »
— Ah bon... ouais, fait-elle, d’une voix monstrueusement atone, hochant la tête. Mais, il m’a dit qu’il était dans les affaires, dans les... infusions d’entreprises.
Je jette un coup d’œil à Taylor, qui dort toujours. Je fais claquer une de ses bretelles, mais il ne réagit pas, ne fait pas un geste, et je me retourne vers Libby. « Je ne vous ai pas mise dans la gêne, n’est-ce pas ? »
— Non, dit-elle, haussant les épaules. Pas vraiment.
— Gorbatchev n’est pas en bas, déclare subitement Caron.
— Vous avez menti ? fait Daisy en souriant.
Je me dis : au secours. « Oui. Caron a raison. Gorbatchev n’est pas en bas. Il est au Tunnel. Excusez-moi Mademoiselle ! » J’attrape au passage une petite serveuse vêtue d’une robe Bill Blass en dentelle bleu marine à jabot d’organza. « Je vais prendre un J&B on the rocks, et un couteau de boucher, ou un truc coupant, ce que vous pourrez trouver dans la cuisine. Les filles ? »
Aucune ne dit rien. La serveuse regarde fixement Taylor. Je lui jette un coup d’œil, et reviens sur la petite serveuse, puis sur Taylor de nouveau. « Apportez-lui... euh, le sorbet au pamplemousse, et, oh, disons un scotch, d’accord ? »
La serveuse continue de le fixer sans réagir.
— Hum-hum, mon chou ? Je lui passe la main devant le visage. « Un J&B ? On the rocks ? » fais-je, articulant bien, dominant le bruit de l’orchestre, qui est lancé dans une excellente interprétation de Take Five.
— Et apportez-leur – je désigne les filles d’un geste — la même chose, je ne sais pas ce qu’elles buvaient. Du ginger ale ? De l’antigel ?
— Non, dit Libby. Du Champagne. » Elle se tourne vers Caron. « C’est ça ? »
— Je crois bien, fait Caron, haussant les épaules.
— Avec du schnaps à la pêche, intervient Daisy.
— Du Champagne, dis-je à la serveuse. Avec, mmmmmmm, du schnaps à la pêche. Ça ira ?
La serveuse hoche la tête, écrit, s’en va, et j’observe son cul qui s’éloigne, avant de revenir à mes trois mannequins, les examinant très attentivement, une à une, cherchant à déceler le moindre signe, la moindre lueur qui pourrait leur échapper, éclairer fugacement leur visage, le moindre geste qui pourrait trahir ce comportement de robot, mais il fait plutôt sombre au Nell’s, et mon espoir se révèle parfaitement vain. Je claque des mains derechef, prends ma respiration. « Bien ! Il a fait vraiment chaud, aujourd’hui, pas vrai ? »
Libby, soupirant, fixant son verre de Champagne : Il me faut une nouvelle fourrure.
Daisy, de la même voix atone : Longue, ou à la cheville ?
Caron : Ou une étole ?
Libby, réfléchissant intensément : Soit longue, soit... J’ai vu une sortie de bal courte, très douce...
Daisy : En vison, naturellement ? C’est bien du vison ?
Libby : Oh, ouais. Du vison.
Je donne un coup de coude à Taylor, lui chuchotant : Réveille-toi. Elles parlent. Il faut que tu voies ça.
Caron, poursuivant son idée : Mais quel genre ?
Daisy : Tu ne trouves pas que certains visons sont trop... ébouriffés ?
Libby : C’est vrai, certains visons sont vraiment trop ébouriffés.
Daisy, pensive : Le renard argenté se fait beaucoup.
Libby : On voit aussi de plus en plus de tons beiges.
Quelqu’un : Qu’est-ce qu’il y a, comme fourrures beiges ?
Quelqu’un : Le lynx. Le chinchilla. L’hermine. Le castor.
Taylor, clignant des yeux : Salut. Je suis là.
Moi, soupirant : Rendors-toi, Taylor.
Taylor, s’étirant : Où est Mr. McDermott ?
Moi, haussant les épaules : Il se balade en bas. Il cherche de la coke.
Quelqu’un : Le renard argenté se fait beaucoup.
Quelqu’un : Le raton laveur. Le putois. L’écureuil. Le rat musqué. L’agneau de Mongolie.
Taylor : Dis-moi, je rêve, ou... c’est une vraie conversation, ce que j’entends là ?
Moi, avec un sourire crispé : Eh bien, ça en tient lieu, j’imagine. Mais chut... Écoute. C’est riche d’enseignements.
Ce soir, au bar à sushis, McDermott, à bout de frustration, a demandé aux filles si elles pouvaient citer une des neuf planètes. Libby et Caron ont trouvé la lune. Daisy n’était pas très sûre d’elle, mais elle a finalement trouvé... la Comète. Daisy croyait que la Comète était le nom d’une planète. Ahuris, McDermott, Taylor et moi lui avons assuré que c’était bien le cas.
— En fait, il est facile de trouver une bonne fourrure, déclare Daisy, d’une voix lente. Depuis qu’un plus grand nombre de créateurs de prêt-à-porter a investi le champ de la fourrure, l’éventail s’élargit, car chaque créateur sélectionne ses propres peaux, afin de donner une individualité à sa collection.
— Tout cela est effrayant, dit Caron, frissonnante.
— Il ne faut pas être timorée, dit Daisy. La fourrure n’est guère qu’un accessoire. Il ne faut pas se laisser impressionner par elle.
— Un accessoire, mais un accessoire de luxe, fait remarquer Libby.
— Quelqu’un s’est-il jamais amusé avec un TEC 9 mm Uzi ? C’est un fusil. Non, personne ? C’est un modèle particulièrement pratique, avec un canon fileté pour y adapter un silencieux, dis-je à la ronde, hochant la tête.
— Il ne faut pas se laisser intimider par la fourrure, dit Taylor. Il me jette un coup d’œil et ajoute, l’air absent : Effectivement, je découvre peu à peu des choses stupéfiantes.
— Mais c’est un accessoire de luxe, insiste Libby. La serveuse réapparaît, posant les verres, ainsi qu’une coupe de sorbet au pamplemousse. Taylor baisse les yeux, clignant des paupières : Je n’ai pas commandé ça.
— Si, dis-je. Dans ton sommeil. Tu as commandé ça dans ton sommeil.
— Non, non, fait-il, incertain.
— Je le mangerai, dis-je. Tais-toi et écoute. Je tape bruyamment des doigts sur la table.
Libby : Karl Lagerfeld, sans problème.
Caron : Pourquoi ?
Daisy, allumant une cigarette : Évidemment, il a dessiné la collection Fendi.
Caron, cessant de ricaner : J’aime bien l’agneau de Mongolie mélangé à la taupe, ou... Cette fameuse veste de cuir doublée d’agneau de Perse.
Daisy : Que penses-tu de Geoffrey Beene ?
Caron, considérant la question : Les cols de satin blanc, mmmmm... sans plus.
Libby : Mais il a fait des choses extraordinaires en agneau du Tibet.
Caron : Et Carolina Herrera ?
Daisy, secouant la tête : Non, non, trop ébouriffé.
Libby hochant la tête : Trop gamine.
Daisy : Cela dit, James Galanos a de merveilleux ventres de lynx de Russie.
Libby : Et n’oublie pas Arnold Scaasi. Ses hermines blanches... À mourir.
— Vraiment ? fais-je, les lèvres retroussées en un rictus de dépravation. A mourir.
— À mourir, répète Libby, affirmative pour la première fois depuis le début de la soirée.
— Je pense que tu serais adorable, en, oh, en Geoffrey Beene, Taylor, fais-je d’une voix aiguë, plaintive, posant sur son épaule un poignet indolent. Il s’est rendormi, ça n’est pas la peine. Je retire ma main en soupirant.
— Mais c’est Miles, fait Caron, dévisageant dans le box voisin une espèce de gorille vieillissant, doté de cheveux grisonnants coupés en brosse et d’une gamine de onze ans en équilibre sur ses genoux.
Libby se retourne pour s’en assurer : Mais je croyais qu’il était à Philadelphie, en train de tourner son film sur le Vietnam.
— Non. Aux Philippines, dit Caron. Pas à Philadelphie.
— Ah ouais, fait Libby. Tu en es certaine ?
— Ouais. En fait, le film est terminé, dit Caron d’un ton extrêmement hésitant. Elle cligne des paupières. « En fait il est... déjà sorti. » Elle cligne de nouveau des paupières. « En fait, je crois qu’il est sorti... l’an dernier. »
Toutes posent sur le box voisin un regard indifférent puis se retournent vers notre table, et leurs yeux tombent sur Taylor endormi. Caron se tourne vers Libby avec un soupir : Crois-tu que nous devrions aller lui dire bonjour ?
Libby hoche lentement la tête, avec une expression que la lueur des bougies fait paraître énigmatique, puis se lève. « Excusez-nous. » Elles partent. Daisy reste. Elle prend une gorgée de Champagne dans le verre de Caron. Je l’imagine nue, assassinée, avec des asticots en train de lui creuser le ventre et de se régaler, les seins noircis de brûlures de cigarettes, et Libby en train de dévorer le cadavre. Je m’éclaircis la gorge. « Eh bien, il a fait vraiment chaud aujourd’hui, n’est-ce pas ? »
— Oui, dit-elle.
— Posez-moi une question, dis-je, me sentant soudain à l’aise, communicatif.
Elle tire sur sa cigarette, souffle la fumée. « Qu’est-ce que vous faites ? »
— Qu’est-ce que je fais, à votre avis ? fais-je d’un air gamin.
— Mannequin ? Elle hausse les épaules. Comédien ?
— Non. C’est flatteur, mais ça n’est pas cela.
— Alors ?
— Je m’occupe, disons, de meurtres, d’exécutions, essentiellement. Cela dépend. Je hausse les épaules.
— Ça vous plaît ? demande-t-elle sans se troubler.
— Mmm... Cela dépend des fois. Pourquoi ? Je prends une cuillerée de sorbet.
— Eh bien, la plupart des types de ma connaissance qui s’occupent de rachats et de fusions d’entreprises n’aiment pas vraiment leur travail, dit-elle.
— Ça n’est pas ce que je vous ai dit, fais-je avec un sourire crispé, vidant mon J&B. Oh, laissez tomber.
— Posez-moi une question, vous, dit-elle.
— D’accord. Où allez-vous... Je m’interromps, en panne d’inspiration. « Où passez-vous l’été ? »
— Dans le Maine. Demandez-moi autre chose.
— Où vous entraînez-vous ?
— J’ai un entraîneur particulier. Et vous ?
— Xclusive. Dans l’Upper West Side.
— Vraiment ? Elle sourit, reconnaissant soudain quelqu’un derrière moi, mais son expression ne change pas, sa voix reste aussi atone. « Francesca. Oh, mon Dieu. Regardez qui voilà. Francesca. »
— Daisy ! Et Patrick, cette crapule ! s’écrie Francesca d’une voix perçante. Daisy, pour l’amour de Dieu, que fais-tu avec un tombeur comme Bateman ? Elle contourne le box et se glisse sur la banquette, flanquée d’une blonde à l’air morose, que je ne reconnais pas. Francesca porte une robe de velours Saint Laurent Rive Gauche. L’inconnue porte une robe de laine Geoffrey Beene. Toutes deux portent des perles.
— Salut, Francesca, dis-je.
— Daisy, mon Dieu, Ben et Jerry sont là. J’adore Ben et Jerry, dit-elle confusément, agitée, haletante, criant pour dominer les échos diffus de l’orchestre de jazz — qu’elle noie définitivement. « Tu n’adores pas Ben et Jerry ? » reprend-elle, écarquillant les yeux, puis, avisant une serveuse qui passe, elle l’interpelle d’un ton rauque. « Un jus d’orange ! Il me faut un jus d’orange ! Bon Dieu de merde, il faut virer ce personnel. Où est Nell ? Je vais le lui dire », marmonne-t-elle, parcourant la salle des yeux, avant de se tourner vers Daisy. « De quoi ai-je l’air ? Bateman, Ben et Jerry sont ici. Ne reste donc pas assis là comme un idiot. Oh, voyons, je plaisante. J’adore Patrick. Allez, Bateman, remets-toi, du nerf, Don Juan, Ben et Jerry sont là. » Elle me lance un clin d’œil lascif, et passe la langue sur ses lèvres. Francesca écrit dans Vanity Fair.
— Mais j’ai déjà... » Je m’interromps, baisse les yeux sur mon sorbet, embarrassé. « J’ai déjà commandé ce sorbet au pamplemousse. » Je désigne la coupelle du doigt, l’air chagrin. « Je n’ai pas envie de glace. »
— Mais pour l’amour de Dieu, Bateman, Jagger est là. Mick. Jerry. Tu sais bien », fait Francesca, tournée vers nous, mais sans cesser de parcourir la salle du regard. Daisy n’a pas une seule fois changé d’expression, de toute la soirée. « Quel Y-u-p-p-i-e- », dit-elle à la blonde, épelant chaque lettre. Le regard de Francesca s’attarde sur mon sorbet Vigilant, je le rapproche de moi.
— Ah ouais, fais-je. Just another night, just another night with you... » Je chantonne, plus ou moins. « Je le connais. »
— Tu es d’une minceur, Daisy, ça me rend malade. Enfin, je vous présente Alison Poole, trop mince elle aussi, elle me rend malade », dit Francesca, donnant une tape sur mes mains posées sur le sorbet et tirant la coupelle vers elle, « Alison, je te présente Daisy Milton et Patrick... »
— Nous nous sommes déjà rencontrés, fait Alison, me jetant un regard méchant.
— Salut, Alison. Pat Bateman, fais-je, tendant la main.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, répète-t-elle, durcissant encore son regard.
— Ah ?... On se connaît ?
— Mon Dieu, regardez Bateman, regardez ce profil ! s’écrie Francesca d’une voix suraiguë. Complètement romain. Et ces cils ! glapit-elle.
Daisy a un sourire approbateur. Très maître de moi, je ne réagis pas.
Je reconnais Alison. C’est une fille que je me suis faite au printemps dernier, quand je suis allé au Derby du Kentucky avec Evelyn et ses parents. Je me souviens qu’elle a crié quand j’ai voulu lui fourrer tout mon bras dans le vagin, avec des gants, de la Vaseline, du dentifrice, tout ce que j’avais pu trouver. Elle était bourrée, défoncée à la coke, et je l’avais attachée au lit avec du fil de fer. Je l’avais aussi bâillonnée avec du chatterton, je lui en avais collé partout, sur le visage, sur les seins. Je sais que Francesca m’avait fait une pipe, avant. Je ne me rappelle plus du jour ni de l’endroit, mais elle m’avait fait une pipe, et j’avais bien apprécié. Je me souviens tout à coup, douloureusement, que j’aurais aimé voir Alison se vider de son sang, cet après-midi-là, au printemps dernier, mais quelque chose m’avait arrêté en cours de route. Elle était si défoncée — « Oh, mon Dieu », avait-elle gémi pendant des heures, le sang formant des bulles à ses narines — qu’elle n’avait pas pleuré. Peut-être était-ce là le problème. Peut-être était-ce ce qui l’avait sauvée. Ce week-end-là, j’avais gagné beaucoup d’argent sur un cheval appelé Indecent Exposure.
— Dans ce cas... Salut », fais-je avec un faible sourire. Mais très vite je reprends confiance. Alison n’aurait jamais raconté cette histoire à quiconque. Personne n’a pu entendre parler de cet après-midi horrible et délicieux. Je lui fais un large sourire, dans la pénombre du Nell’s. « Oui, je me souviens de vous. Vous étiez une vraie... une vraie brute », conclus-je d’une voix grondante.
Elle ne dit rien. Elle me regarde comme si j’étais l’inverse de la civilisation, un truc comme ça.
— Mon Dieu, Taylor est-il endormi, ou est-il simplement mort ? demande Francesca, ingurgitant le reste de mon sorbet. Au fait, avez-vous lu Page Six, aujourd’hui ? Je suis dedans. Daisy aussi. Et aussi Taffy.
Alison se lève sans un regard vers moi. « Je vais chercher Skip en bas, et danser un peu. » Elle s’éloigne.
McDermott revient, jetant un bref coup d’œil à Alison qui se glisse contre lui en passant, avant de s’asseoir à côté de moi.
— Trouvé quelque chose ? fais-je.
— Rien à faire, répond-il en s’essuyant les narines. Il porte son verre à son nez et le renifle avant d’en prendre une gorgée, puis allume une des cigarettes de Daisy en me regardant, et se présente à Francesca, avant de revenir sur moi. « Ne prends pas l’air si effaré, Bateman. Ce sont des choses qui arrivent. »
Je le fixe un moment en silence, puis demande : Es-tu en train de... genre, de me couillonner, McDermott ?
— Non, dit-il. Il n’y avait rien à gratter.
Je demeure silencieux un moment de nouveau, puis je baisse les yeux, avec un soupir. « Écoute, McDermott, j’ai déjà fait le coup, moi aussi Je vois clair dans ton jeu. »
— Je l’ai baisée, celle-là, dit-il, reniflant de nouveau, désignant une fille quelconque dans un box, sur le devant. Il transpire énormément, et pue le Xeryus.
— Vraiment. Ouah. Bien, écoute-moi, dis-je, remarquant soudain quelque chose du coin de l’œil. Francesca...
— Quoi ? fait-elle, levant les yeux, une larme de sorbet coulant sur son menton.
— Tu manges mon sorbet ? Je désigne la coupe du doigt.
Elle déglutit, l’œil mauvais. « Allez, ne fait pas cette tête-là, Bateman. Qu’est-ce que je peux faire pour toi, superbe étalon ? Tu veux quoi, un test de SIDA ? Oh, mon Dieu, à propos, ce type, là-bas, Krafft... Mmmmm. Pas une grande perte. »
L’individu que nous montre Francesca est assis dans un box, non loin de l’orchestre. Il a les cheveux plaqués en arrière, un visage très juvénile, et porte un costume avec pantalon à pinces et une chemise de soie, Comme des Garçons Homme, à petits pois gris pâle. Il sirote un Martini. On l’imagine très bien dans une chambre, ce soir, couché avec quelqu’un, probablement avec la fille qui l’accompagne : blonde, gros nénés, robe cloutée Giorgio di Sant’Angelo.
— Il faudrait peut-être la prévenir ? dit quelqu’un.
— Oh, non, fait Daisy, Non. Elle a l’air d’une vraie salope.
— Écoute-moi, McDermott, dis-je, me penchant vers lui. Tu as de la dope. Je le vois à tes yeux. Sans parler de la manière imbécile dont tu renifles.
— Niet. Négatif. Pas ce soir, ma puce. Il secoue la tête. On applaudit l’orchestre — toute la table applaudit, même Taylor, que Francesca a réveillé par inadvertance —, et je tourne le dos à McDermott, fortement contrarié, et claque des mains, comme tout le monde. Caron et Libby reviennent vers notre table. « Caron doit se rendre à Atlanta, demain. Une séance pour Vogue. Il faut qu’on y aille », dit Libby. Quelqu’un demande l’addition, et McDermott pose dessus son AmEx gold, preuve irréfutable de ce qu’il est complètement défoncé, car chacun sait combien il est dur à la détente.
Dehors, il fait lourd, et une légère bruine tombe, presque un brouillard. Des éclairs, mais pas de tonnerre. Traînant McDermott derrière moi, décidé à le confondre, je manque de trébucher dans une chaise roulante, avec un type dedans, que je me souviens avoir vu rouler jusqu’aux cordes quand nous sommes arrivés ; il est toujours là, avançant son fauteuil vers l’entrée, puis reculant, allant et venant sans cesse, tandis que le portier l’ignore complètement.
— McDermott ! fais-je. Qu’est-ce qui se passe ? Donne-moi ta dope.
Il se retourne face à moi, et se met soudain à se contorsionner dans tous les sens puis, stoppant brusquement, se dirige vers une Noire assise avec un enfant sur le seuil d’une épicerie fermée, contiguë au Nell’s et qui, comme on pouvait s’y attendre, mendie, l’inévitable panneau de carton posé à ses pieds. Il est difficile de déterminer si le gosse — six ou sept ans — est noir ou pas, et si c’est vraiment le sien, car la lumière à l’entrée du Nell’s, trop crue et peu flatteuse, réellement, a tendance à donner à tout le monde le même teint jaunâtre, délavé.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ? demande Libby, les regardant d’un air pétrifié. Ils ne savent pas qu’il faut se mettre plus près des cordes ?
— Allons, Libby, fait Caron, l’entraînant vers deux taxis stationnés le long du trottoir.
— McDermott ? fais-je. Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fais ?
Les yeux vitreux, il agite un billet d’un dollar au visage de la femme qui se met à sangloter, essayant avec des gestes pathétiques d’attraper le billet, que bien sûr, il ne lui donne pas. À la place, il y met le feu avec des allumettes du Canal Bar, et s’en sert pour rallumer le cigare à demi fumé qu’il serre entre ses dents blanches et régulières — des jaquettes, probablement, cette cloche.
— Comme c’est... élégant, McDermott, fais-je.
Daisy est appuyée à une Mercedes blanche garée le long du trottoir. Une autre Mercedes, noire, une limousine, est garée en double file à côté de la blanche. Toujours des éclairs. Hurlement d’une ambulance dans la Quatorzième Rue. McDermott baise la main de Daisy en passant, avant de s’engouffrer dans le deuxième taxi.
Je me retrouve tout seul devant la femme en larmes. Daisy observe.
— Mon Dieu, fais-je. Tenez... Je lui tends une pochette d’allumettes du Lutèce et, m’apercevant aussitôt de mon erreur, je fouille dans ma poche, trouve une pochette du Tavern on the Green et la lance au gamin, avant de reprendre du bout des doigts l’autre pochette qu’elle tient dans ses mains sales et couvertes de croûtes.
— Mon Dieu, fais-je de nouveau, dans un souffle, me dirigeant vers Daisy.
— Il n’y a plus de taxi, dit-elle, les poings sur les hanches. Un nouvel éclair fulgure, et elle tourne la tête en tous sens. « Mais où sont les photographes ? Qui prend des photos ? » demande-t-elle en gémissant.
— Taxi ! Je siffle, essayant d’arrêter un taxi qui passe.
De nouveau, un éclair déchire le ciel au-dessus de Zeckendorf Towers, et Daisy glapit : « Mais où donc est ce photographe ? Mais Patrick, dis-leur d’arrêter. » Elle tourne la tête à gauche, à droite, derrière, à gauche, à droite, perplexe, abaisse ses lunettes de soleil.
— Oh, mon Dieu, fais-je à mi-voix. Ce sont des éclairs. Pas un photographe. Des éclairs ! Je crie.
— Oh oui, bien sûr, il faudrait que je vous croie, vous qui avez dit que Gorbatchev était au sous-sol, dit-elle d’un ton accusateur. Eh bien je ne vous crois pas. Je crois que les journalistes sont là.
— Mon Dieu, voilà un taxi. Hep, Taxi ! Je siffle un taxi qui approche, tournant au coin de la Huitième Avenue, mais au même instant je sens une petite tape sur mon épaule et, me retournant, me retrouve en face de Bethany, une fille avec qui je suis sorti un moment à Harvard, avant qu’elle ne me plaque, et qui porte un pull-over brodé de dentelles et un pantalon en crêpe de viscose Christian Lacroix, et tient un parapluie blanc ouvert à la main. Mon taxi passe en trombe.
Moi, stupéfait : Bethany.
Bethany, souriante : Patrick.
Moi : Bethany.
Bethany : Comment vas-tu, Patrick ?
Moi, après quelques secondes d’un silence gênant : Euh... bien, enfin, très bien. Et toi ?
Bethany : Vraiment bien, je te remercie.
Moi : Tu sais, hein... Enfin. Tu étais au Nell’s ?
Bethany : Oui, j’étais là. Ça fait plaisir de te voir.
Moi, avalant ma salive : Tu... Tu vis ici ? À Manhattan ?
Bethany, souriant : Oui. Je travaille chez Milbank Tweed.
Moi : Oh, eh bien... C’est super.
Je jette un coup d’œil en direction de Daisy, sentant soudain la colère monter en moi à l’évocation de ce déjeuner à Cambridge, au Quarters, où Bethany, le bras en écharpe, la joue légèrement tuméfiée, avait mis un point final à notre relation et, au même instant, je me dis : Mes cheveux. Bon Dieu, mes cheveux, Je sens le crachin en train de les massacrer.
Moi : Bien, il faut que j‘y aille.
Bethany : Tu es chez P&P, non ? Tu es superbe.
Moi, apercevant un taxi qui approche, reculant : Ouais, enfin, tu sais...
Bethany, enthousiaste : On devrait déjeuner, un jour.
Moi, hésitant : Ce serait drôlement sympathique.
Le taxi a repéré Daisy, et s’est arrêté.
Bethany : Je t’appelle.
Moi : Comme tu veux.
Une espèce de Noir a ouvert la portière du taxi à Daisy, qui s’y installe avec mille manières. Il la maintient ouverte pour moi tandis que j’y entre à mon tour, faisant un geste de la main à Bethany. « Vous me donnez un petit quelque chose, Monsieur, vous et la jolie dame ? »
— Ouais, fais-je dans un grognement, essayant de vérifier l’état de me cheveux dans le rétroviseur du chauffeur. Je te donne un bon tuyau : trouve-toi un vrai boulot, espèce d’abruti d’enfoiré de nègre. Sur quoi je claque la portière et dis au chauffeur de nous conduire dans l’Upper West Side.
— Vous n’avez pas trouvé ça intéressant, dans le film, tout à l’heure, les types qui étaient des espions, mais sans être vraiment des espions ? demande Daisy.
— Et vous déposerez Mademoiselle à Harlem, dis-je au chauffeur.
Chez moi. Je suis torse nu devant le miroir Orobwener, me demandant si je vais ou non prendre une douche et me laver les cheveux, qui ont une sale gueule, à cause de la pluie. Avec circonspection, j’applique un peu de mousse, puis passe le peigne. Daisy est assise dans le fauteuil Louis Montoni en cuivre et chrome, à côté du lit japonais, en train de déguster une glace Macadamia Brittle Häagen-Dazs. Elle ne porte qu’un soutien-gorge en dentelle et un porte-jarretelles de chez Bloomingdale.
— Vous savez, crie-t-elle, mon petit ami, Fiddler, à la soirée, il n’arrivait pas à comprendre ce que je fabriquais avec un yuppie.
— Ah, vraiment ? fais-je machinalement, sans l’écouter, le regard fixé sur mes cheveux.
— Il a dit... Elle rit. Il a dit qu’il ressentait de mauvaises vibrations.
Je soupire, fais jouer un muscle. « C’est... c’est vraiment dommage. »
— Il prenait énormément de coke. Il me battait tout le temps, dit-elle tout à trac, haussant les épaules.
Je tends l’oreille, soudain, mais elle ajoute : Mais il n’a jamais touché à mon visage.
Je reviens dans la chambre et commence à me déshabiller.
— Vous me prenez pour une idiote, n’est-ce pas ? fait-elle sans me quitter des yeux, ses jambes bronzées, aérobiquées, passées au-dessus d’un des accoudoirs.
— Quoi ? J’ôte mes chaussures, me penche pour les ramasser.
— Vous me prenez pour une idiote. Vous pensez que tous les mannequins sont des idiotes.
— Non, dis-je, essayant de réprimer un rire. Pas du tout.
— Mais si, insiste-t-elle. Je le vois bien.
— Je vous trouve... Ma voix s’enraye.
— Oui ? fait-elle avec un large sourire, attendant.
— Je vous trouve parfaitement brillante et incroyablement... brillante, dis-je d’une voix monocorde.
— C’est gentil, dit-elle avec un sourire serein, léchant sa cuiller. Il y a, disons, quelque chose de tendre qui émane de vous.
— Merci. J’ôte mon pantalon et le plie soigneusement avant de l’accrocher aux côtés de la chemise et de la cravate sur le cintre en acier noir dessiné par Philippe Stark. « Vous savez, l’autre jour, j’ai surpris ma femme de ménage en train de voler un morceau de toast au son dans la poubelle de la cuisine. »
Daisy écoute attentivement. « Pourquoi ? » demande-t-elle.
Je m’interromps, contemplant son ventre plat, finement ciselé. Tout son buste est bronzé, musclé. Comme le mien. « Elle m’a dit qu’elle avait faim. »
Daisy soupire et lèche sa cuiller d’un air méditatif.
— Ça va, mes cheveux ? fais-je, immobile dans mon caleçon Calvin Klein déformé par l’érection, et ma paire de chaussettes Armani à cinquante dollars.
— Ouais, fait-elle avec un haussement d’épaules. Évidemment.
Je m’assois au bord du lit japonais, ôte mes chaussettes.
— Aujourd’hui, j’ai battu une fille dans la rue, une fille qui demandait de l’argent. Je m’interromps, soupesant soigneusement chaque mot : « Elle était jeune, et elle paraissait effrayée. Elle avait une pancarte où elle expliquait qu’elle était perdue dans New York, seule avec un enfant, mais je ne l’ai pas vue. Elle avait besoin d’argent, pour manger, ou quelque chose comme ça. Pour prendre un ticket de bus pour l’Iowa. L’Iowa, oui, je crois que c’était ça, et... » Je m’interromps de nouveau, roulant les chaussettes en boule, les déroulant.
Daisy me regarde en silence pendant une minute, avant de demander : Et alors ?
Je ne réponds pas, l’esprit ailleurs, puis me lève. Avant de disparaître dans la salle de bains, je conclus à mi-voix : « Et alors ? Je l’ai dérouillée à mort. » J’ouvre l’armoire à pharmacie pour y prendre un préservatif et, revenant dans la chambre, ajoute : « Elle avait fait une faute à détresse. Enfin, ça n’est pas pour cela que j’ai fait ça, mais... vous voyez. » Je hausse les épaules. « Elle était trop vilaine pour qu’on la viole. »
Daisy se lève et pose la cuiller à côté de la boîte Häagen-Dazs, sur la table de chevet dessinée par Gilbert Rhode.
Je tends l’index. « Non. Dans la boîte. »
— Oh, désolée, dit-elle.
Tandis que j’enfile le préservatif, elle admire un vase Palazzetti. Je grimpe sur elle et nous faisons l’amour. Elle n’est qu’une ombre sous moi, malgré les lampes halogène réglées à fond. Après, nous demeurons allongés chacun d’un côté du lit. Je touche son épaule.
— Je crois que tu devrais rentrer, dis-je.
Elle ouvre les yeux, se gratte le cou.
— Je crois que je pourrais te... te faire du mal, dis-je. Je ne pense pas pouvoir me contrôler.
Elle me jette un coup d’œil, hausse les épaules : « D’accord. Pas de problème », et commence à se rhabiller. « Je tiens à ne pas trop m’engager, de toute manière », dit-elle.
— Je crois que ça tournerait mal, sinon, dis-je.
Elle passe son slip, vérifie sa coiffure dans le miroir Nabolwev. « Je comprends. »
Après qu’elle a fini de s’habiller, dans un silence total, intense, je demande, non sans un vague espoir : Tu n’as pas envie qu’on te fasse mal, n’est-ce pas ?
Elle boutonne le haut de sa robe et soupire, sans m’accorder un regard. « C’est pour ça que je pars. »
— Au temps pour moi, dis-je.
PAUL OWEN
J’ai passé toute la matinée chez moi, à filtrer les appels sans en prendre un seul, fixant d’un regard las le téléphone sans fil tout en avalant tasse sur tasse de thé décaféiné. Après quoi je suis allé au gymnase, où je me suis entraîné deux heures durant ; puis j’ai déjeuné sur place, au bar végétarien, où j’ai mangé à peine la moitié de la salade d’endives-carottes que j’avais commandée. Je suis passé chez Barney, en rêvant du loft abandonné dans lequel j’ai loué un local, du côté de Hell’s Kitchen. Je me suis offert un masque chez l’esthéticienne. J’ai fait un squash avec Brewster Whipple au Yale Club, d’où j’ai réservé une table au nom de Marcus Halberstam pour huit heures au Texarkana, où je dois retrouver Paul Owen pour dîner. J’ai choisi le Texarkana car je sais que beaucoup des gens auxquels j’ai affaire ne dîneront pas là-bas ce soir. En outre, je me sens d’humeur à goûter leur porc à l’étouffée de piments et boire une ou deux bières du Sud. Nous sommes au mois de juin, et je porte un costume de lin à deux boutons, une chemise de coton, une cravate de soie et des chaussures de cuir bicolore, Armani. Devant le Texarkana, un clochard noir, sympathique, s’approche de moi pour m’expliquer qu’il est No Hope, le petit frère de Bob Hope. Il tend un gobelet de café. Comme je trouve cela amusant, je lui donne vingt-cinq cents. J’ai vingt minutes de retard. Par une fenêtre ouverte de la Dixième Rue me parviennent les derniers accords de A Day in the Life, des Beatles.
Le bar du Texarkana est désert et, dans la salle, seules quatre ou cinq tables sont occupées. Owen est installé dans un box du fond, se plaignant âprement auprès du serveur qu’il soumet à la question, exigeant de savoir pourquoi exactement ils n’ont plus ce soir de soupe d’écrevisses. Le serveur, un pédé pas trop vilain, zézaye une excuse, éperdu. Owen n’est pas d’humeur à plaisanter, mais moi non plus. Je m’assois, tandis que le serveur s’excuse derechef, avant de prendre ma commande. « J&B, sec, fais-je en insistant bien. Et aussi une bière du Sud. — Il sourit en écrivant sur son carnet — il bat même des paupières, la salope — et comme je m’apprête à lui dire de ne pas essayer de finasser avec moi, Owen aboie sa commande «Une double Absolut ! » — et le pédé s’éclipse.
— C’est une véritable ruche ici, quelle agitation, hein Halberstam ? fait Owen, désignant la salle aux trois quarts vide. On s’éclate, vraiment, quel pied.
— Écoute, leur soupe à la boue et leur rucola au charbon de bois sont hors de prix.
— Ouais, bon, grommelle-t-il, le regard fixé sur son verre à cocktail. Tu es en retard.
— Hé, je suis un enfant du divorce, moi, ne sois pas si dur », dis-je, pensant : Oh, Halberstam, tu es un véritable enfoiré. «Mmmmmm, fais-je, étudiant le menu, je vois qu’ils n’ont pas inscrit les rognons de porc à la gelée de citron vert. »
Owen porte un costume croisé lin et soie, une chemise de coton et une cravate de soie, Joseph Abboud. Son bronzage est impeccable. Mais il n’est pas dans son assiette ce soir, il n’a pas l’air décidé à bavarder, curieusement, et sa morosité rejaillit sur ma belle humeur, douche mon enthousiasme et le refroidit singulièrement, et me voilà réduit à faire des commentaires du genre « Ça n’est pas Ivana Trump, là-bas ? » avant d’ajouter en riant « Enfin, Patrick, je veux dire Marcus, à quoi penses-tu ? Que ferait Ivana Trump au Texarkana ? », ce qui n’allège en rien la monotonie du dîner, et ne change rien non plus au fait que Paul Owen a exactement mon âge, vingt-sept ans, et que je trouve tout cela profondément déconcertant.
Ce que j’ai pris tout d’abord pour de l’outrecuidance de la part de Owen n’est en fait que de l’ébriété. Lorsque je le presse de me parler du portefeuille Fisher, il me donne des renseignements statistiques sans intérêt, que je possédais déjà : je sais que Rothschild gérait le portefeuille à l’origine, et que Owen l’a récupéré. Et, bien que Jean m’ait déjà fourni toutes ces informations il y a des mois de cela, je ne cesse de hocher la tête, feignant de trouver ces indications particulièrement révélatrices, approuvant : « Voilà qui est instructif », tout en répétant ; « Je suis complètement psychopathe », ou encore : « J’aime dépecer les filles ». À chaque fois que je parviens à ramener la conversation sur le mystérieux portefeuille Fisher, il change de sujet d’un air irrité, revenant à des histoires de salon UVA ou de marques de cigares ou de clubs de gym ou d’endroits idéals pour faire son jogging à Manhattan, sans cesser de pouffer de rire, ce qui me met au supplice. Durant la première partie du repas — pré-entrée, post-hors-d’œuvre —, je bois de la bière du Sud, puis je passe au Diet Pepsi, car il faut que je reste au moins à peu près sobre. À l’instant où je vais lui dire que Cecelia, la petite amie de Marcus Halberstam, possède deux vagins, et que nous avons l’intention de nous marier au printemps prochain à East Hampton, il me coupe la parole.
— Je me sens, euh, légèrement gris, dit-il, pressant un citron vert au-dessus de la table, manquant complètement sa chope de bière.
— Mmm-mmm. Je trempe avec précaution un bâtonnet de jicama dans la moutarde de rhubarbe, feignant de ne rien voir.
Quand le dîner prend fin, il est dans un tel état que je : 1) lui fais payer l’addition, qui se monte à deux cent cinquante dollars, 2) le force à admettre qu’il est en réalité un imbécile et une ordure, et 3) le ramène chez moi, où il se prépare un autre verre — ouvrant en fait une bouteille d’Acacia que je pensais avoir cachée, à l’aide d’un tire-bouchon Mulazoni en argent massif que Peter Radloff m’a offert à la signature du contrat Heatherberg. Dans la salle de bains, je sors la hache que j’ai planquée dans la douche, avale deux Valiums cinq milligrammes que je fais glisser avec un grand verre de Plax antiplaque dentaire, puis passe dans l’entrée où j’enfile un imperméable bon marché que j’ai pris chez Brooks Brothers mercredi dernier, et me dirige vers Owen, penché près de la chaîne stéréo du salon, en train d’examiner ma collection de CD. Les stores vénitiens sont tirés, toutes les lampes allumées. Il se redresse et recule doucement, sirotant son verre de vin, parcourant l’appartement des yeux, puis va s’asseoir sur une chaise pliante en aluminium achetée chez Conran, à la braderie du Memorial Day, il y a quelques semaines, et remarque enfin les journaux — USA Today, Women’s Wear et le New York Times — étalés sur le sol, recouvrant le plancher de chêne clair ciré pour le protéger du sang. Je m’approche de lui, la hache dans une main, boutonnant mon imperméable de l’autre.
— Hé, Halberstam, parvient-il à articuler, la voix pâteuse.
— Oui, Owen, fais-je, m’approchant.
— Pourquoi as-tu mis des, euh, des pages de mode partout par terre ? demande-t-il d’une voix lasse. Tu as un chien ? Un chow-chow, un truc comme ça ?
— Non, Owen. Je fais lentement le tour de la chaise pour me mettre face à lui, bien dans l’axe de son regard. Il est si saoul qu’il ne remarque pas la hache, pas même quand je la brandis au-dessus de ma tête, ni même quand, changeant d’avis, je l’abaisse pour la tenir à hauteur de ma taille comme une batte de base-ball, prêt à frapper la balle, un balle qui s’avère être sa tête.
— De toute façon, je détestais Iggy Pop, dit-il après un silence. Mais maintenant, il est devenu tellement commercial que je l’aime beaucoup plus que quand...
La hache l’atteint au milieu de sa phrase, en plein visage. Le couperet épais s’enfonce de biais dans sa bouche ouverte, et la lui ferme. Ses yeux se lèvent vers moi, puis roulent en arrière, puis reviennent sur moi, et ses mains se tendent soudain vers le manche, essayant de l’agripper, mais le coup lui a ôté beaucoup de force. Il n’y a pas de sang tout d’abord, et aucun bruit, si ce n’est celui des journaux froissés, déchirés sous les pieds de Paul qui agite les jambes. Puis, très vite, le sang commence à couler doucement de chaque côté de sa bouche et, quand je retire la hache — manquant d’arracher Owen de sa chaise par la tête — pour le frapper de nouveau en pleine figure, lui ouvrant le visage en deux, tandis qu’il brasse l’air de ses bras, le sang gicle en un double geyser rouge sombre, qui vient souiller mon imperméable. Un sifflement bref, horrible, se fait entendre, émanant précisément des plaies de son visage, des endroits où la chair et les os ne sont plus solidaires, suivi par un bruit de pet, très inconvenant, produit par une partie de son cerveau qui, sous l’effet de la pression, gicle, rose et luisant, par les blessures. Il tombe à terre, agonisant, le visage gris, ensanglanté. Un de ses yeux ne cesse de cligner tout seul ; sa bouche n’est plus qu’un amalgame informe, rose et rouge, de dents, de chair et de mâchoires ; sa langue pend par une plaie béante, sur le côté de sa figure, reliée au reste par des espèces de cordons épais, violacés. Je crie : «Pauvre enfoiré de con. Enfoiré de con. » Je reste là, attendant, le regard fixé sur la fissure au-dessus du David Onica, que le gardien-chef n’a toujours pas réparée. Il met cinq minutes pour mourir enfin. Trente de plus pour cesser de saigner.
Je prends un taxi pour me rendre chez Owen, dans l’Upper East Side et, en traversant Central Park au cœur de cette étouffante nuit de juin, il me vient soudain à l’esprit, assis sur la banquette arrière du taxi, que je porte toujours l’imperméable ensanglanté. Arrivé chez lui, j’entre avec les clés que j’ai prises dans les poches du cadavre et, une fois à l’intérieur, asperge l’imperméable d’essence à briquet et le brûle dans la cheminée. Le salon est très dépouillé, minimaliste. Les murs sont de ciment blanc, sauf un, recouvert d’un agrandissement de dessin scientifique, très high-tech. Sur celui qui fait face à la Cinquième Avenue court une large bande de faux cuir de vache. Au-dessous, un canapé de cuir noir.
J’allume le récepteur Panasonic à écran de soixante-dix centimètres pour prendre Late Night with David Letterman, puis me dirige vers le répondeur. Tout en effaçant le message de Owen (il donne tous les numéros où l’on peut le joindre aujourd’hui — dont celui du Seaport, Dieu me damne — avec en fond sonore — très chic — les Quatre Saisons de Vivaldi), je me demande à haute voix où je vais l’expédier et, après quelques minutes d’intense réflexion, me décide pour Londres. « Je vais envoyer cet enfoiré en Angleterre », fais-je avec un rire sardonique, baissant le volume de la télé. Je laisse un nouveau message. Ma voix est proche de celle de Owen et, au téléphone, sans doute paraîtra-t-elle identique. Ce soir, le thème qu’a choisi Letterman est : ‘‘Nos Amies les Bêtes’’. On voit un berger allemand coiffé d’une casquette de base-ball peler et manger une orange. La séquence repasse deux fois, au ralenti.
Dans une valise Ralph Lauren en cuir de harnais cousu sellier et doublée de toile kaki, à coins métalliques extraforts et attaches et serrures en or, j’entasse un costume croisé à six boutons et revers pointus, en laine finement rayée, et un costume de flanelle bleu marine, Brooks Brothers, un rasoir électrique rechargeable Mitsubishi, un chausse-pied plaqué argent, Barney’s, une montre de sport Tag-Heuer, un porte-billets Prada en cuir noir, une photocopieuse de poche Sharp, un Dialmaster Sharp, le passeport de Owen dans son étui de cuir noir, et un sèche-cheveux portable Panasonic. Pour moi, je vole également un lecteur de CD portable Toshiba, contenant encore l’enregistrement original des Misérables. La salle de bains est entièrement blanche, sauf un mur, recouvert d’un papier peint imprimé dalmatien. Je prends un sac en plastique et y jette tous les objets de toilette que j’ai pu oublier.
Quand je rentre chez moi, son corps est déjà raide et, après l’avoir enveloppé dans quatre serviettes de toilette bon marché, également achetées chez Conran, lors des soldes du Memorial Day, je le glisse la tête la première, tout habillé, dans un sac de couchage Canalino, dont je remonte la fermeture-éclair, avant de le traîner sans difficulté jusqu’à l’ascenseur, puis dans le hall, passant devant le comptoir du gardien, et jusqu’au bout de la rue, où je tombe sur Arthur Crystal, qui revient de dîner au Café Luxembourg en compagnie de Kitty Martin, laquelle, par chance, est censée sortir avec Craig McDermott, qui est à Houston pour la nuit, et ils ne s’attardent pas, bien que Crystal — ce blaireau — trouve le moyen de demander quelques renseignements sur la façon de porter un habit de soirée. Après lui avoir brièvement répondu, je hèle un taxi, parvenant aisément à balancer le sac de couchage sur la banquette arrière, puis m’engouffre à l’intérieur, donnant au chauffeur l’adresse de Hell’s Kitchen. Une fois là-bas, je prends l’escalier et monte le cadavre au quatrième étage, jusqu’au local que je possède dans l’entrepôt abandonné et, ayant déposé Owen dans une immense baignoire de porcelaine, je lui arrache son costume Abboud et, après l’avoir aspergé d’eau, verse dessus deux sacs de chaux vive.
Plus tard. Deux heures du matin, à peu près. Je suis au lit, incapable de m’endormir. Evelyn m’appelle sur la seconde ligne, pendant que j’écoute la messagerie de 976— TWAT tout en regardant sur le magnétoscope le Patty Winters Show de ce matin, dont le thème était : ‘‘Les Difformités’’.
— Patrick ? fait Evelyn.
Je demeure un instant silencieux, puis dis d’une voix monocorde : « Vous êtes bien chez Patrick Bateman. Il ne peut vous répondre pour le moment. Veuillez laisser un message après le signal sonore... » Une pause. « Merci, et bonne journée. » Je fais une nouvelle pause, priant pour qu’elle gobe le truc, avant d’émettre un ‘‘Biiip’’ pitoyable.
— Oh, arrête, Patrick, dit-elle, irritée. Je sais que c’est toi, Mais enfin, à quoi ça ressemble ?
Tenant le combiné à bout de bras, je le laisse tomber à terre, puis le frappe contre la table de chevet, tout en appuyant au hasard sur les numéros, espérant, quand je le porterai de nouveau à mon oreille, ne plus entendre que la tonalité. « Allô ? Allô ? fais-je. Il y a quelqu’un ? Allô ? »
— Oh, pour l’amour de Dieu, arrête, mais arrête, glapit Evelyn.
— Salut, Evelyn, fais-je d’un ton guilleret, le visage déformé par une grimace.
— Mais où étais-tu, ce soir ? demande-t-elle. Je croyais que nous devions dîner ensemble. Je croyais que tu avais réservé au Raw Space.
— Non, Evelyn, fais-je, soupirant, très fatigué soudain. Pas du tout. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Je croyais pourtant l’avoir noté, pleurniche-t-elle. Je crois que c’est ma secrétaire qui l’avait noté pour moi.
— Eh bien, l’une de vous s’est trompée, dis-je, prenant la télécommande pour rembobiner la cassette vidéo. Au Raw Space ? Mon Dieu. Tu es... Tu es folle.
— Amour... fait-elle d’une voix boudeuse, qu’est-ce que tu as fait, ce soir ? J’espère que tu n’es pas allé au Raw Space sans moi.
— Oh, écoute... J’avais des films à louer. À rendre, je veux dire.
— Et qu’as-tu fait d’autre ? gémit-elle encore.
— Eh bien, je suis tombé sur Arthur Crystal et Kitty Martin. Ils rentraient de dîner au Café Luxembourg.
— Oh, vraiment ? Elle dresse l’oreille. Un frisson me parcourt. « Et qu’est-ce qu’elle portait ? »
— Une robe du soir à bustier de velours rouge et jupe de dentelle à motifs floraux, Laura Marolakos, je crois.
— Et Arthur ?
— Même chose.
— Oh, Mr. Bateman, j’adore votre sens de l’humour, fait-elle avec un petit rire.
— Écoute, il est tard, et je suis fatigué. (Je feins d’étouffer un bâillement.)
— Je t’ai réveillé ? demande-t-elle, inquiète. J’espère que je ne t’ai pas réveillé.
— Si. Tu m’as réveillé. Mais si j’ai décroché, c’est ma faute, pas la tienne.
— On dîne ensemble, amour ? Demain ? fait-elle en minaudant, sûre de son fait.
— Impossible. Trop de boulot.
— Mais cette sacrée compagnie t’appartient quasiment, gémit-elle. Quel travail ? Quel travail as-tu ? Je n’y comprends rien.
— Evelyn. (Un soupir.) Je t’en prie.
— Oh, Patrick, nous devrions partir, cet été, dit-elle d’une voix mélancolique. On pourrait aller à Edgartown, ou dans les Hamptons.
— Peut-être, on verra. Peut-être.